L'histoire des rats de Hanoï, où une prime était versée pour chaque rat capturé, illustre parfaitement le problème. Au lieu d'éradiquer les rats, les habitants ont commencé à les élever pour maximiser leurs gains, exacerbant ainsi le problème initial. Cet exemple, à l'image de l'affaire Wells Fargo et ses comptes fictifs, met en lumière un paradoxe troublant : les incitations à brève échéance, conçues pour stimuler le rendement, peuvent souvent le dégrader.
Nous examinerons comment elles peuvent engendrer des comportements non éthiques, étouffer l'entraînement intrinsèque et compromettre la durabilité à long terme du rendement. Enfin, nous proposerons des pistes pour concevoir des systèmes d'incitation plus efficaces et alignés sur les objectifs de l'entreprise, favorisant une gestion de la performance durable.
Les mécanismes expliquant l'effet négatif des incitations à brève échéance
Les incitations à brève échéance, souvent basées sur des objectifs immédiats et quantifiables, peuvent induire des comportements contre-productifs. Cette section explore les différents mécanismes par lesquels ces systèmes, bien qu'ayant pour but de stimuler le rendement, finissent paradoxalement par le dégrader et par générer des conséquences négatives inattendues pour les organisations.
Focus excessif sur les objectifs quantitatifs au détriment de la qualité et de la pérennité
Lorsque les employés sont uniquement évalués sur la base de chiffres à court terme, ils ont tendance à négliger la qualité de leur travail et à ignorer les conséquences à long terme de leurs actions. Cette focalisation excessive peut conduire à une culture de la "course aux chiffres", où l'atteinte des objectifs devient plus importante que la satisfaction des clients ou le respect des normes de qualité.
- Fabrication de produits de qualité inférieure pour atteindre les quotas de production.
- Diminution des coûts à court terme en négligeant la maintenance préventive des équipements.
- Vente agressive de produits ou services, même s'ils ne sont pas adaptés aux besoins des clients, pour gonfler les chiffres de vente immédiats.
Par exemple, une entreprise de construction, soumise à une pression constante pour respecter les délais, pourrait être tentée d'utiliser des matériaux de qualité inférieure, compromettant ainsi la solidité et la pérennité des bâtiments. Ces économies à court terme peuvent se traduire par des coûts de réparation importants à l'avenir, sans parler des risques potentiels pour la sécurité des occupants.
"tunnel vision" et négligence des aspects non mesurables
Les incitations à brève échéance peuvent créer une vision en tunnel, où seuls les objectifs mesurés sont considérés comme importants. Les aspects non mesurables, mais essentiels à la performance globale de l'entreprise, tels que la collaboration, le développement des compétences, l'innovation et l'éthique, sont alors négligés. Cette vision étroite peut entraver la créativité, limiter la capacité d'adaptation de l'entreprise aux changements de l'environnement et nuire à sa réputation.
- Un commercial qui refuse de partager ses connaissances et ses contacts avec ses collègues de peur de perdre un avantage compétitif et de ne pas atteindre ses objectifs de vente individuels.
- Un manager qui néglige la formation de son équipe, car cela prend du temps et risque de compromettre les objectifs de performance immédiats.
- Une entreprise qui sacrifie sa responsabilité sociale et environnementale pour augmenter ses profits à court terme, par exemple en polluant l'environnement ou en exploitant ses employés.
Une société de conseil, dont les consultants sont évalués uniquement sur le nombre d'heures facturables à leurs clients, pourrait encourager ses employés à maximiser leur temps de travail, même au détriment de la qualité de leurs conseils et de la satisfaction de leurs clients. Cette focalisation sur le court terme peut nuire à la réputation de l'entreprise et à sa capacité à fidéliser ses clients.
Comportements non éthiques et "tricherie"
La pression intense pour atteindre les objectifs fixés par les incitations à brève échéance peut inciter les employés à adopter des comportements non éthiques, voire illégaux, pour gonfler artificiellement leurs résultats. Cette "tricherie" peut prendre de nombreuses formes, allant de la manipulation des chiffres de vente à la falsification de documents. L'affaire Wells Fargo, où des milliers d'employés ont ouvert des millions de comptes fictifs pour atteindre leurs objectifs de vente, en est un exemple frappant.
Type de Comportement Non Éthique | Exemple Concret |
---|---|
Manipulation des chiffres de vente | Enregistrement de ventes non finalisées pour atteindre les objectifs trimestriels. |
Falsification de documents | Modification de rapports pour masquer des problèmes ou des erreurs. |
Détournement de fonds | Utilisation abusive des fonds de l'entreprise à des fins personnelles. |
- L'affaire Wells Fargo : ouverture de millions de comptes fictifs par les employés pour atteindre leurs objectifs de vente et obtenir des bonus.
- Manipulation des chiffres de vente : gonfler artificiellement les chiffres de vente en enregistrant des ventes qui n'ont pas encore été réalisées ou en offrant des rabais excessifs aux clients.
- Diminution volontaire des stocks avant la fin d'un trimestre pour afficher une meilleure performance en termes de rotation des stocks.
Par exemple, une entreprise pharmaceutique, soumise à une forte pression pour lancer rapidement un nouveau médicament sur le marché, pourrait être tentée de falsifier les résultats des essais cliniques pour obtenir plus rapidement l'approbation des autorités réglementaires. Cette pratique, bien que lucrative à court terme, peut avoir des conséquences désastreuses pour la santé des patients.
Érosion de l'entraînement intrinsèque et de l'engagement
Les incitations externes, tels que les primes et les bonus, peuvent diminuer l'entraînement intrinsèque, c'est-à-dire le plaisir et l'intérêt que l'on retire du travail lui-même. En transformant le travail en une simple quête de récompense, les incitations externes peuvent étouffer la créativité, la passion et l'engagement des employés. Il est impératif de comprendre que ces deux types de motivations doivent être considérées ensemble pour qu'une entreprise ait le maximum de rendement de ses employés.
Il existe une relation complexe entre les incitations externes et l'entraînement intrinsèque. Si un employé se contente d'attendre une récompense, il devient difficile pour un employeur de s'attendre à plus de ce qui est demandé.
- Un employé passionné par son travail, qui prend plaisir à résoudre des problèmes complexes, perd son entraînement et son intérêt lorsque son travail est réduit à une simple quête de bonus financiers.
- Une équipe de recherche et développement, qui était auparavant motivée par la curiosité et la passion de découvrir de nouvelles choses, ne prend plus d'initiatives créatives, car celles-ci ne sont pas directement récompensées financièrement.
Un enseignant, qui était auparavant motivé par le désir de transmettre son savoir et d'aider ses élèves à réussir, pourrait perdre sa passion pour l'enseignement si son salaire est uniquement basé sur les résultats des examens de ses élèves. Cette focalisation sur les résultats à court terme risque de nuire à la qualité de son enseignement et à l'épanouissement de ses élèves.
Effets pervers de la compétition interne exacerbée
Les incitations individuelles peuvent créer une compétition destructrice au sein de l'équipe, nuisant à la collaboration, au partage d'informations et à l'esprit d'équipe. Dans un environnement où chacun cherche à maximiser ses propres gains, les employés peuvent être tentés de retenir des informations importantes, de saboter le travail de leurs collègues ou de créer un climat de suspicion et de méfiance.
Cette compétition est rarement saine, et elle amène une perte de contrôle, ce qui risque de nuire gravement à la performance globale de l'entreprise.
- Un commercial qui retient des informations importantes sur un prospect pour conserver un avantage compétitif par rapport à ses collègues.
- Un employé qui sabote discrètement le travail de ses collègues pour augmenter ses chances d'obtenir une promotion.
- La création d'un climat de suspicion et de méfiance au sein de l'équipe, où chacun se méfie des intentions des autres.
Une équipe de vente, où chaque vendeur est évalué uniquement sur ses ventes individuelles, pourrait être moins encline à partager ses contacts et ses stratégies avec ses collègues, même si cela pourrait bénéficier à l'ensemble de l'équipe. Cette compétition interne risque de nuire au rendement global de l'équipe et à la satisfaction des clients.
Adaptation des comportements à court terme et manque de pensée stratégique
Les employés apprennent rapidement à "jouer le système" pour maximiser leurs récompenses à court terme, sans se soucier des conséquences à long terme pour l'entreprise. Ils peuvent adopter des comportements opportunistes, tels que le report de commandes à la période suivante pour maximiser les bonus du trimestre courant ou la prise de décisions risquées pour obtenir des gains immédiats sans tenir compte des risques à long terme. Cette adaptation des comportements à court terme peut nuire à la croissance durable de l'entreprise et à sa capacité à s'adapter aux changements de l'environnement.
Type de Décision | Conséquences à Court Terme | Conséquences à Long Terme |
---|---|---|
Diminution des investissements en Recherche & Développement | Augmentation des profits à brève échéance | Diminution de l'innovation et perte de compétitivité sur le marché. |
Surexploitation des ressources naturelles | Accroissement de la production et des revenus immédiats | Épuisement des ressources et dommages importants à l'environnement. |
- Report de commandes à la période suivante pour maximiser les bonus du trimestre courant.
- Prise de décisions risquées pour obtenir des gains immédiats, par exemple en investissant dans des projets spéculatifs sans tenir compte des risques à long terme.
Un gestionnaire de fonds, dont les bonus sont basés sur le rendement à court terme de ses investissements, pourrait être tenté de prendre des risques excessifs pour obtenir des gains rapides, même si cela pourrait compromettre la sécurité des actifs de ses clients à long terme. Cette focalisation sur le court terme peut conduire à des crises financières et à la perte de confiance des investisseurs.
Illusion de contrôle et biais d'attribution : pièges de l'interprétation managériale
Les managers peuvent être victimes d'une illusion de contrôle, croyant que les incitations sont la seule cause de l'amélioration (ou de la dégradation) du rendement, négligeant l'influence de facteurs externes, tels que la conjoncture économique, la concurrence et les changements technologiques. Cette conviction erronée peut conduire à des décisions inefficaces et coûteuses. Ce biais d'attribution se manifeste lorsque le succès est attribué à la mise en place d'incentives, tandis que l'échec est ignoré ou attribué à d'autres causes, même lorsque les incentives sont la cause du problème. Pour illustrer ce point, imaginons une équipe de vente qui performe bien après la mise en place d'un nouveau système d'incentives. Le manager pourrait attribuer entièrement cette réussite au système, ignorant d'autres facteurs tels qu'une amélioration de la conjoncture économique ou une campagne marketing particulièrement efficace. À l'inverse, si les performances baissent malgré le système d'incentives, le manager pourrait attribuer cet échec à un manque d'effort de l'équipe, sans remettre en question la pertinence du système lui-même. Cette approche simpliste empêche une analyse objective des causes réelles et limite la capacité de l'entreprise à s'adapter et à s'améliorer.
Une autre dimension de ce biais réside dans la difficulté à évaluer l'impact réel des incitations sur le comportement des employés. Par exemple, un manager pourrait observer une augmentation des ventes après la mise en place d'un système de bonus basé sur les objectifs de chiffre d'affaires. Cependant, il pourrait ignorer les comportements non éthiques adoptés par certains employés pour atteindre ces objectifs, tels que la manipulation des chiffres de vente ou la pression excessive sur les clients. En se concentrant uniquement sur les résultats quantitatifs, le manager risque de passer à côté des conséquences négatives à long terme sur la réputation de l'entreprise et la satisfaction des clients. Il est donc crucial de développer une conscience critique de ces biais et d'adopter une approche plus holistique de l'évaluation de la performance.
- Un manager qui attribue une augmentation des ventes à son nouveau système d'incitations, sans tenir compte d'une campagne marketing réussie ou d'une amélioration de la conjoncture économique.
- Un dirigeant qui supprime un système d'incitations après une baisse de rendement, alors que la cause est en réalité un nouveau concurrent sur le marché ou un changement dans les préférences des consommateurs.
Un directeur commercial, convaincu que son système d'incitations est la clé du succès de son équipe, pourrait continuer à l'appliquer même s'il est devenu obsolète ou s'il ne répond plus aux besoins de ses employés. Cette rigidité peut empêcher l'entreprise de s'adapter aux changements de l'environnement et de tirer parti de nouvelles opportunités.
Conditions d'atténuation des effets négatifs : vers une performance durable
Il est crucial de concevoir et de mettre en œuvre des systèmes d'incitations qui encouragent la performance durable et qui sont alignés sur les objectifs à long terme de l'entreprise. Cette section propose des recommandations pour atténuer les effets négatifs potentiels des incitations à brève échéance et pour créer des systèmes d'incitation plus efficaces et plus équitables, soutenant ainsi une gestion de la performance durable.
Définition d'objectifs SMART mais aussi "éthiques" et "alignés" (SMEAR) : une boussole pour la performance
Il est important d'aller au-delà des objectifs SMART (Spécifiques, Mesurables, Atteignables, Réalistes et Temporellement définis) et de s'assurer que les objectifs sont également Éthiques, Socialement responsables et Alignés sur la mission et les valeurs de l'entreprise. Les objectifs doivent tenir compte des conséquences potentielles sur l'environnement, sur la société et sur les employés. Une entreprise qui se soucie de sa réputation et de son impact social ne devrait pas encourager ses employés à atteindre des objectifs qui compromettent ces valeurs. Par exemple, une entreprise de vêtements qui se fixe comme objectif d'augmenter sa production de 20% en un an devrait s'assurer que cette augmentation ne se fait pas au détriment des conditions de travail de ses employés ou de l'environnement.
Équilibre entre objectifs quantitatifs et qualitatifs : un duo indissociable
Il est essentiel d'intégrer des critères qualitatifs dans l'évaluation du rendement, tels que la satisfaction client, l'innovation, la collaboration, le développement des compétences et le respect des normes éthiques. Les objectifs quantitatifs ne doivent pas être les seuls critères d'évaluation. Il est important de prendre en compte la qualité du travail réalisé, la contribution de l'employé à l'équipe et son engagement envers les valeurs de l'entreprise.
Incitation à long terme et partage de la valeur : aligner les intérêts
Les incitations à long terme, tels que les options d'achat d'actions et la participation aux bénéfices, permettent d'aligner les intérêts des employés avec ceux de l'entreprise sur le long terme. Ces systèmes encouragent les employés à prendre des décisions qui bénéficient à l'entreprise sur le long terme, même si cela implique de sacrifier des gains à court terme. Le partage de la valeur permet également de renforcer le sentiment d'appartenance des employés à l'entreprise et de les inciter à s'investir davantage dans leur travail.
Accent sur l'entraînement intrinsèque et le développement professionnel : cultiver la passion
Il est crucial de créer un environnement de travail stimulant, offrant des opportunités de développement, de reconnaissance et d'autonomie. Les employés doivent avoir la possibilité d'utiliser leurs compétences et leurs talents au maximum et de se sentir valorisés pour leur contribution à l'entreprise.
Encourager la collaboration et l'esprit d'équipe : la force du collectif
Les incitations collectives, qui récompensent le rendement de l'équipe plutôt que celle des individus, favorisent la collaboration, le partage d'informations et l'esprit d'équipe. Ces systèmes permettent de créer un environnement de travail plus positif et plus productif, où chacun est encouragé à aider les autres et à contribuer au succès de l'ensemble de l'équipe.
Transparence et communication ouverte sur les systèmes d'incitation : instaurer la confiance
Il est essentiel d'expliquer clairement les objectifs, les critères d'évaluation et les modalités d'attribution des incitations, et d'encourager le feedback des employés. La transparence permet d'instaurer la confiance et de s'assurer que les employés comprennent comment fonctionne le système et comment ils peuvent réussir. La communication ouverte permet également d'identifier et de corriger les éventuels effets pervers du système et de l'adapter aux besoins de l'entreprise et de ses employés.
Leadership éthique et culture d'entreprise forte : un cadre indispensable
Un leadership éthique et une culture d'entreprise forte sont essentiels pour prévenir les comportements non éthiques et garantir que les incitations sont utilisées de manière responsable. Les leaders doivent montrer l'exemple en respectant les valeurs de l'entreprise et en encourageant les employés à faire de même. Une culture d'entreprise forte, basée sur la confiance, le respect et la responsabilité, permet de créer un environnement de travail où les employés se sentent à l'aise de signaler les problèmes et de prendre des décisions éthiques.
Une approche holistique pour un rendement durable : un changement de paradigme
Il est clair que les incitations à brève échéance peuvent avoir des conséquences néfastes sur le rendement à long terme d'une entreprise. Il est donc impératif de les concevoir avec prudence, en tenant compte des objectifs à long terme de l'entreprise, des valeurs éthiques et de l'entraînement intrinsèque des employés.
En adoptant une approche plus holistique et durable de la gestion de la performance, les entreprises peuvent créer un environnement de travail où les employés sont motivés, engagés et performants sur le long terme. L'avenir du rendement réside dans une approche équilibrée qui combine les incitations externes avec l'entraînement intrinsèque, la collaboration et le développement professionnel, encourageant ainsi une gestion de la performance durable.